L’œuvre de la semaine
Guy Gilsoul
S’asseoir…
Combien d’heures face au chevalet ? Non loin, de nombreux dessins fixent le peintre, avec leurs traits qui se cherchent et se chevauchent en hissant peu à peu à chaque fois, sur les blancs du papier, un corps et un visage. Combien sont-ils ces êtres réduits à une nudité peu flatteuse ? On ne les compte plus.
Ni le temps, ni les épreuves ne les ont épargnés. Bouche ouverte sur horizon sans fond, bras malingres, muscles flasques, indécence et profonde solitude, tendresse cruelle. Dans le monde réel, Jean Rustin, le peintre, les a rencontrés au début des années 1970 alors qu’il travaillait à une décoration murale abstraite dans un couloir de l’asile psychiatrique que dirigeait sa compagne de vie. Il vit leur figure, leur ventre, leur sexe, leur vieillesse, leurs besoins premiers. Sa mémoire se remplira de leur présence. Durant des jours, des semaines, il cherche d’abord à travers l’incarnation de ces vieux, ces vieilles et ces enfants à créer un temps et un silence à travers une juste lumière qui accordera les teintes sourdes et menaçantes. Car il demeure d’abord, peintre et il le dit : « Jamais à mon sens, une idée aussi brillante et nouvelle soit-elle, ne pourra entrer en concurrence avec une peinture ».
Combien d’heures face à cette toile qu’il abandonnera pour une nouvelle dès qu’il saura que rien, dans son apparent inachèvement, ne pourrait lui être ajouté sinon pour le pire. Il est épuisé. Alors, il sort un violon de son étui, gagne son fauteuil et joue. Dans cette toile, tout résume l’homme, son œuvre et ses êtres d’exclusion qui pourtant, sont absents. Demeure la musique. Les lignes verticales ont le caractère vivant des tracés à la mine de plomb. Le chromatisme grisé, entre les roses, les bleus et leurs mélanges, ont le parfum d’une eau saumâtre et le poids de l’attente.
Posé frontalement (comme se présente la plupart de ses personnages imaginaires), le fauteuil renforce cette dernière impression même si, au niveau de l’accoudoir, une tache plus vive sonne comme un éclat de survie. Un petit rire bref, passager que suspend aussitôt, le noir profond du rectangle noir qui ne peut être une fenêtre mais une abstraction alors que sur la gauche, comme un rappel à l’ordre, le tracé ne peut empêcher de deviner une allusion au monde bien réel : « Ma peinture confiait-il, raconte ce que je pense de la vie. Et ce n’est pas rose! »
Si l’œuvre de Jean Rustin (1928-2013), exclue dans les années 70 des cénacles pour sa violence, voire son obscénité, avait d’abord été découverte et défendue par le galeriste et collectionneur brugeois Marnix Neerman au milieu des années 1980, elle fut ensuite célébrée par les plus grands musées. Mais aujourd’hui, aucune galerie ne parait défendre ce travail… sauf une, qui, treize ans après une précédente exposition, réunit, une suite de dessins et de peintures au centre desquelles, nous fixe un fauteuil aux pâleurs de gris verdâtres. Oserait-on s’y asseoir ?
Bruxelles, Le Salon d’art. 81, rue de l’hôtel des monnaies. Jusqu’au 18 décembre. Du mardi au vendredi de 14h à 18h30, samedi de 9h30 à 12h et de 14h à 18h. www.lesalondart.be
Légende : Le fauteuil. © de l’artiste.